Entrevue : Estelle Morin

Entrevue :

Estelle Morin, professeur titulaire au service de l’enseignement du management à l’École des hautes études commerciales (HEC) de Montréal. Le coût de l’absentéisme au travail s’élève chaque année, au Canada, à 20 milliards de dollars. Les principales causes invoquées sont l’anxiété et la dépression. En s’attaquant directement aux problèmes engendrés par le travail, Estelle Morin sait bien qu’elle s’est attelée à une tâche colossale. Avec son centre de recherche et d’intervention pour le travail, l’efficacité organisationnelle et la santé (CRITEOS), elle espère convaincre les dirigeants d’entreprise de contribuer au bonheur de leurs employés. Comment est née l’idée du CRITEOS ? Ça fait dix ans que j’effectue des recherches sur les liens qui existent entre le travail et la santé. Je me suis rendu compte qu’il fallait créer un consortium afin de recueillir les fonds nécessaires au financement de la recherche de langue française. C’est pourquoi j’ai décidé de fonder le CRITEOS. Le peu d’intérêt manifesté par les dirigeants d’entreprise à propos de la santé au travail m’a conforté dans mon idée. Lors de colloques ou de congrès organisés sur le sujet, les travailleurs et les représentants des syndicats étaient là, mais les cadres supérieurs brillaient par leur absence. Ces derniers ne s’intéressent qu’aux profits à court terme. Or, il est naïf de croire qu’on rend une organisation rentable en occultant la santé des employés. Il ne suffit pas de recruter des gens forts et capables de supporter la pression, car tout le monde a ses limites et personne n’est à l’abri de la maladie. Les dépenses liées à l’absentéisme au travail ne s’observent pas au premier trimestre, ni au deuxième trimestre de la même année mais à plus long terme, au cours des années qui suivent. En quoi le CRITEOS est-il différent des autres chaires de recherche qui portent sur la santé au travail? Contrairement aux autres programmes, je ne m’intéresse pas uniquement à la prévention des troubles de la santé. Je cherche également un moyen d’organiser le travail de façon à créer des conditions stimulantes pour le bien-être des employés. C’est comme quand on fait du sport, on n’augmente pas simplement sa résistance aux maladies, on développe aussi ses capacités cardiovasculaires et l’on prolonge son espérance de vie. Pourquoi avoir créé un centre interuniversitaire, en partenariat avec des universités brésilienne et portugaise? En 1992, quand j’ai commencé à mener des enquêtes auprès de cadres supérieurs, je me suis limitée aux pays francophones, le Québec, la France et la Belgique. En 1994-95, les Portugais m’ont contactée parce qu’ils s’intéressaient à mon étude sur l’efficacité de l’organisation et la mesure de la performance. Ils l’ont approfondie puis l’ont publiée. Et les Brésiliens et les Américains s’y sont intéressés à leur tour. En août prochain, je vais présenter mes recherches au World congress of human ressources and managment, à Rio, au Brésil. Pourquoi se préoccuper de santé mentale au travail? Les troubles psychologiques sont en forte croissance car le travail est plus intellectuel aujourd’hui qu’il y a 40 ans. Et de nos jours, les employés ne sont plus les seuls à tomber malades, cela arrive aussi aux cadres supérieurs. Il y en a 47% qui ne se sentent pas équilibrés. Le CRITEOS s’intéresse principalement à ces dirigeants d’entreprises publiques ou privées. Que leur apporte le CRITEOS ? Il tend à leur prouver que ce qu’ils font subir à leurs subalternes, ils se l'infligent à eux-mêmes, que les souffrances vécues sont légitimes, qu’ils ont le droit d’en parler et qu’on peut changer la situation sans mettre en péril la performance d’une entreprise. Le CRITEOS démontre aux cadres supérieurs comment le travail peut être organisé de manière à rendre l’organisation efficace et à promouvoir la santé des individus. Il leur offre un espace pour parler, se recentrer sur leur valeur et retrouver leur pouvoir de décision. Quelle est, selon vous, la solution aux problèmes de santé mentale au travail? La solution se trouve dans l’organisation même du travail. Il faut s’intéresser aux conditions dans lesquelles les gens sont employés et la manière dont le travail se fait. Parce que ce qu’il est vraiment important de savoir, c’est ce que font les gens chaque jour à leur poste, s’ils s'épanouissent au bureau, s’ils arrivent à atteindre les objectifs demandés, s’ils ont les compétences requises ou s’ils sont toujours obligés de masquer leurs faiblesses. Selon moi, l’intérêt du travail est primordial, parce qu’on parle de motivation, de communication et de leadership depuis 50 ans et cela n’a rien donné. Les comités de direction n’ont pas voulu admettre que le travail avait évolué grâce aux nouvelles technologies et que les gens étaient de plus en plus éduqués. De nos jours, une secrétaire ne dactylographie plus rien, elle fait plus office d’adjointe administrative. Elle doit remplir des formulaires, prendre des rendez-vous, réserver des salles et gérer des budgets. Les dépenses liées à la santé des travailleurs ne sont pas assumées par les entreprises mais par les contribuables. Qu’ont à gagner les entreprises à prendre soin de leurs employés? Il est faux de penser que l’absentéisme au travail ne coûte rien aux entreprises. Elles sont obligées de remplacer les gens malades, doivent engager des intérimaires, financer des programmes d’aide aux employés et faire appel à des travailleurs sociaux. On estime qu’une entreprise perd 6% de sa masse salariale, dû au remplacement de personnes souffrantes. En 2001, au Québec, les assureurs ont payé quatre milliards en primes d’indemnisation. Ils commencent d’ailleurs sérieusement à s’interroger sur les conditions de travail dans la province. Les dépenses qui visent à promouvoir la santé au travail ne constituent pas un coût supplémentaire pour une organisation mais un investissement à long terme. Cela permet de réaliser des économies. Si les gens des ressources humaines parlaient le même langage (financier) que les gestionnaires, ils seraient en mesure de mieux défendre les gens qu’ils représentent dans l’organisation. Ils pourraient dire en termes de chiffres combien la prise en considération de la santé au travail fait économiser à l’entreprise. Le bien- être au travail ne va-t-il pas devenir un critère pour attirer les bons éléments, une sorte de rémunération non monétaire? C’est l’hypothèse que je veux explorer avec le CRITEOS. Je prévois réaliser une étude où je présente à des chercheurs d’emploi différents profils d’organisations. Je leur demande ensuite à partir de quel montant, ils sont prêts à sacrifier la qualité de vie au travail. Préfèrent-ils évoluer dans un milieu agréable, accomplir des tâches qui leur plaisent, avec un salaire moyen ou travailler dans un milieu compétitif, effectuer beaucoup d’heures, mais avec un excellent salaire? Ces recherches aboutiront à la création d’un modèle constitué de différents paramètres (type de personnalité, âge…), qui renseignera un employeur souhaitant attirer un certain type de candidats. À l’heure actuelle, il n’y a aucune étude sur les préoccupations professionnelles des jeunes cadres. Les recherches déjà effectuées datent de l’époque des babyboomers. C’est pourquoi un des axes de recherche du CRITEOS est le phénomène d’attraction et de rétention des travailleurs. Étant donné la situation économique du Québec, les entreprises n’auront certainement plus les moyens d’attirer les candidats avec des salaires importants. Mais elles pourront compenser avec un certain confort de vie au travail. J’ai le sentiment que cela primera sur l’argent. Pourquoi aucun assureur ne fait partie du CRITEOS? Mon objectif est d’attirer les compagnies d’assurance. Il me faut constituer un fonds de recherche d’un million et demi d’ici juin 2005 pour capitaliser le CRITEOS et je souhaite mettre les assureurs à contribution. Je pourrais leur assurer une économie d’1% la première année. Un pour cent de quatre milliard, ce n’est pas négligeable ! Pensez-vous faire appel aux gouvernements? Les gouvernements ne sont pas fiables sur le long terme, ils te financent la première année et te laissent tomber l’année suivante. Pourquoi créer un fonds ? Je veux créer un fonds pour ne plus y toucher. Je veux pouvoir utiliser la rente du capital pour pérenniser l’infrastructure du CRITEOS et engager ainsi un statisticien à plein temps. Je gagnerais un temps précieux avec un statisticien qui compilerait les données à ma place. Je pourrais ainsi publier plus d’articles dans autant de revues. Ce qui augmenterait la visibilité de mes recherches et les chances de bénéficier d’autres fonds de recherche. Cela prendra trois à quatre ans. Quel est votre secret pour rester en santé et conserver votre équilibre? Je suis disciplinée et bien organisée. J’ai trois enfants et il faut que je m’en occupe. Je me suis arrangée pour concilier travail et famille. Avant d’agir et de démarrer un projet, je réfléchis et m’interroge sur mes motivations. J’aime prendre des risques quand ceux-ci sont calculés. Pour ceux et celles qui souhaite approfondir le sujet, un documentaire de Louise Giguère, produit par Vidéo Femmes, sera projetté à HEC Montréal (Salle IBM) le 13 mai, de 12h00 à 14h00. La projection sera suivi d'une période de questions Entrée libre. Inscription: CLIQUEZ ICI

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