Entrevue : Charles-Henri Amherdt

Entrevue :

Charles-Henri Amherdt, Ph. D, Directeur du Centre de Recherche Interuniversitaire sur l’Éducation et la Vie au travail de l’Université de Sherbrooke, et Président Directeur Général d’InterQualia

InterQualia est une entreprise helvético-canadienne qui a créé et conçu le Bilan InterQualia TM de Développement Professionnel, un outil interactif permettant de faire le point sur sa situation professionnelle immédiate, et d’amorcer une réflexion plus profonde sur ses aspirations. – Quelles sont les assises théoriques du bilan InterQualia ? À l’origine, il y a une théorie – le flow – due à Csikszentmihalyi, un psychologue américain qui cherchait à savoir ce qui rend les gens créatifs. Il a découvert que les créateurs, quel que soit leur domaine, ont des points communs. Il a énoncé ces caractéristiques communes et les a regroupé sous un même vocable, qu’il a appelé l’état de flow. Cet état est tellement agréable que les gens qui le vivent ne recherchent qu’une seule chose, c’est la possibilité de le revivre. – Comme une drogue ? C’est comme une drogue mais qui amène le développement et la croissance personnelle. Dans l’état de flow, les gens sont créatifs, ils n’ont pas peur d’échouer dans ce qu’ils font. Il y a une sorte de fusion dans l’action, au point qu’ils en oublient le temps, et ils excellent. En fait, ils font ce qu’ils sont. Ce qui m’a intéressé dans le flow, en tant que spécialiste du développement de carrière et psychologue, c’est le flow au travail. Lorsque j’ai développé le test, mon ambition était d’identifier le flow ou la distance qui sépare les gens de cet état émotionnel très positif. – Que faut-il mettre à contribution pour aller vers le flow ? Le concept que j’ai utilisé est celui des compétences non techniques. Les compétences techniques s’acquièrent par le biais d’une formation. Les compétences non techniques, comme le nom l’indique, ne font pas l’objet d’une certification. Elles s’acquièrent à travers toutes les expériences de vie. C’est souvent ce qui fait la différence entre un individu qui est moyen dans son travail et quelqu’un qui excelle. Le grand malheur, c’est qu’on a parfois les compétences techniques mais pas les compétences non techniques, parce qu’on ne les connaît pas, on a pas été éduqué pour les découvrir. La grande difficulté pour les jeunes professionnels, c’est qu’ils arrivent sur le marché du travail avec des compétences particulières, attestées par un diplôme, et comme ils ont été éduqués dans cette perspective-là, ils partent de l’idée qu’ils vont être bons dans cette occupation là. Comme ils ne connaissent pas leurs compétences non techniques, ils se retrouvent très souvent au mauvais endroit. Le test a pour but d’identifier les compétences non techniques, et en particulier les compétences clés, non observables. On peut déduire leur existence à travers les émotions qu’elles provoquent. Les bonnes compétences non techniques – les compétences clés – provoquent le flow, et les autres, les compétences non techniques qui sont pas clés, provoquent d’autres émotions moins positives : l’ennui, l’anxiété… Un individu qui n’est pas en flow utilise mal son bagage de compétences. – Remettez-vous en question tout le fondement du système éducatif ? Complètement. Hier, un journaliste m’expliquait qu’il avait trois petites filles. Les deux premières vont à l’école et s’ennuient. La troisième qui va au jardin d’enfants, est encore pleine d’émerveillement. C’est malheureusement ce qui se passe. Jusqu’à 4-5 ans, on fait souvent l’expérience du flow, et on se développe. À l’école, on nous inscrit dans une structure de formation qui n’est pas adaptée. L’individu s’ennuie ou stresse et vit très souvent des états émotionnels autres que le flow. – L’organisation du travail ne serait-elle pas un peu comme l’école ? Exactement. L’organisation du travail, comme le monde de l’éducation a fait fausse route dans sa façon de développer les compétences des gens ou de les utiliser. On a tellement focalisé sur les compétences techniques qu’on en a oublié les compétences non techniques. – En quoi ce test est-il différent des autres ? Le test est différent d’un test psychométrique traditionnel. Habituellement, on évalue une structure stable de l’individu : l’individu est de personnalité X ou Y. Notre test évalue une structure mais au contact de la réalité. C’est là qu’elle prend véritablement sens. Quand un individu est compétent, on va le découvrir à travers l’émotion qu’il ressent. Les émotions ne trompent pas. Si on est en flow, on le ressent, c’est clair et c’est pour de bonnes raisons. Si on est anxieux, cet état émotionnel aussi ne trompe pas. Ça ne vient pas toujours à l’état de conscience de l’individu mais l’émotion indique l’état de la situation. La différence avec un test psychométrique traditionnel, c’est qu’on met l’individu en situation réelle donc on peut lui refléter une réalité qui correspond à ce qu’il vit. Un autre élément, c’est que le test peut changer ; un individu changeant d’environnement va évidemment changer ses états émotionnels. Ses compétences peuvent évoluer, elles ne restent pas statiques. Il y a des compétences clés qui peuvent le rester mais qui peuvent ne plus l’être. Une compétence qui n’est pas clé peut le devenir. Ce n’est pas un système rigide. Un autre élément particulier, c’est que c’est un test intelligent. Les questions qui sont posées tiennent compte des réponses que l’individu a donné. C’est une grande différence d’avec les tests traditionnels qui proposent une liste standard de questions pour tout le monde. Une autre caractéristique importante, c’est que l’outil est autonome, il livre immédiatement les résultats. Si l’individu prend la peine d’examiner le rapport, il va avoir des informations suffisamment précises et explicites pour aller plus loin. C’est une grande différence d’avec un test psychométrique traditionnel qui doit faire l’objet d’une interprétation par un professionnel. L’individu interroge un système qui ne le juge pas. Si les résultats ne sont pas bons, il n’y a que le système qui le sait. Dans ce sens-là, c’est un outil autonome. – À quel moment faudrait-il faire ce test ? À chaque fois qu’on se pose des questions. Si dans son travail on s’interroge à savoir si on est bien, c’est que quelque part on sait qu’on n’est pas tout à fait bien. Cet outil peut nous aider à savoir pourquoi ça ne va pas. Également, quand il y a des décisions à prendre dans l’entreprise. La situation qu’on a le plus expérimenté, c’est celle du bilan à l’interne. On fait un bilan, on découvre qu’on ne met pas en valeur nos forces mais surtout nos faiblesses. À partir de là, on peut envisager un changement professionnel. Ça peut être aussi dans un contexte de sélection. Mais je dirais qu‘actuellement, la validation s’est faite par rapport à quelqu’un qui est dans un emploi donné. – Vous disiez que 80% des gens étaient malheureux dans leur travail, est-ce qu’il peut y avoir des organisations où ça peut être 40% ? Bien sûr. Personne ne connaît le chiffre exact. Cela varie selon les entreprises. C’est inacceptable, on le voit à travers l’augmentation des problèmes de santé mentale, d’absentéisme, de roulement du personnel. La grosse erreur qu’on a commise, c’est de penser que seuls les facteurs externes favorisent la satisfaction au travail : le statut, le salaire, les conditions. Ce qu’on oublie, pourtant on le sait depuis une cinquantaine d’années, c’est qu’il y a deux grandes sources de satisfaction. Il y a les sources externes, et les sources internes, le plaisir qu’on trouve au travail. Qu’est-ce qui joue sur l’insatisfaction ? Ce sont les facteurs externes. Si on est mal payé, on va être très insatisfait. Si on est bien payé, on ne va pas être insatisfait. Mais, on va rester là, on ne va pas aller plus haut. Les entreprises ont surtout mis l’accent sur la réponse au facteur externe. Mais pour une satisfaction durable, il faut répondre aussi aux besoins intrinsèques. On l’oublie trop souvent. – L’économie de production d’après le 19ème siècle nécessitait seulement de combler les besoins externes, mais maintenant, dans une économie du savoir, on a besoin de la créativité des gens… Exactement. Lorsqu’on n’avait besoin que d’ouvriers, de force physique, on leur donnait un salaire, et en échange, ils donnaient leur corps. Dans le travail physique, on donne son énergie et il y a une compensation pour la dépense énergétique qu’on a produire. Dans le domaine du savoir, l’énergie que l’on dépense est d’une autre nature. C’est une énergie qui se renouvèle. Quand on transmet un savoir, celui qui le transmet ne le perd pas. Donc on n’est plus sur le même mode où j’ai un objet, je te le donne puis en échange, je veux de l’argent pour la compensation financière de la perte de l’objet. Il faut changer le mode de rémunération. – Parmi les 20% de personnes satisfaites, avez-vous dégagé un profil type de métier qui donne satisfaction ? C’est très variable. Les plus jeunes sont plus insatisfaits. Ils se connaissent moins bien, ils font plus d’erreurs. Le 20% est un indicateur. Ce qui est incontestable, c’est qu’il y a une minorité de personnes satisfaites dans leur travail. C’est très insuffisant, et les conséquences, on les connaît. – Peut-on rencontrer le flow dans toutes les activités professionnelles ? Oui. Sur une chaîne de montage, on peut vivre du flow. Évidemment, le flow de l’ouvrier sur la chaîne de montage n’est pas le flow de l’ingénieur qui a conçu la chaîne de montage. Si on mettait l’ingénieur à la place de l’ouvrier, il ne vivrait pas de flow. Le flow c’est la rencontre de deux dimensions. C’est le challenge ou la difficulté attirante qu’on rencontre, et la perception des compétences qu’on pense avoir pour le relever. Le challenge est personnel, et les compétences aussi. Ce qui est une situation de flow pour l’un ne l’est pas pour un autre. – Y a-t-il des emplois desquels le challenge est absent ? Si on ne donne pas la liberté à l’individu, on limite le flow. Le flow étant un acte créatif, il faut donner un espace de créativité à l’individu. Pour le savoir, il faut interroger les gens qui sont en flow, parce qu’il y en a dans tous les métiers. On va les reconnaître à travers le plaisir qu’ils ont à faire ce qu’ils font. – Depuis plusieurs années maintenant, les approches de coaching mises en place dans les entreprises ont surtout été destinées aux cadres moyens et supérieurs. Voyez-vous une tendance changer à ce niveau ? Le coaching doit se faire à tous les niveaux. On a commencé par les cadres car ils ont une double responsabilité : ils doivent être coachés et ils doivent coacher les autres aussi. Un cadre qui ne se développerait pas lui-même ne peut pas développer les autres. On va y arriver. On voit ce qui se passe quand on ne fait rien. Les gens sortent du travail en étant complètement cassés, ils sortent malades, ils quittent. Au Canada, le taux de roulement de personnel moyen se situe entre 20 et 25% par entreprise par année. Si on multiplie ça par 4 ou par 5, tous les 5 ans la masse salariale de l’entreprise s’envole. Ce sont les coûts de l’immobilisme actuel. Il faut changer. – Ça va prendre quoi pour changer ? Il y a des nécessités économiques. 60% des gens n’arrivent pas à concilier travail-famille, soit 2 millions de québécois. Près de 600 000 emplois vont être repourvus dans les 3 prochaines années, et pas plus de 300 000 personnes vont être disponibles. Les gens qui vont entrer sur le marché du travail vont avoir en moyenne le choix entre deux emplois. Ils vont choisir celui qui les satisfait le mieux. Le rapport de force est en train de changer. Les entreprises devront non seulement attirer les gens mais aussi les garder. – Quand on débute un emploi, est-on plus enclin à être en état de flow ? Les travailleurs qui débutent dans une activité ont des défis, ils sont stimulés. Malheureusement, ils perdent la stimulation après quelques mois et tombent dans une routine. La routine tue (le flow), parce que la routine c’est l’ennui. Une chose importante aussi, c’est qu’on pense souvent que si on n’a pas de flow au travail, on en aura ailleurs. Il ne faut pas confondre le flow, qui est un plaisir qui grandit, avec le fun, qui est un plaisir qui maintient. Ce sont deux plaisirs différents. Les gens qui ne vivent pas de flow au travail n’en vivent pas beaucoup en dehors du travail. La meilleure preuve, c’est que si on vivait du flow en dehors du travail, on s’arrangerait soit pour changer la façon de travailler, soit pour changer d’emploi. Le flow est une expérience tellement positive que quand on la vit, on a envie de la revivre dans tous les espaces de vie. – Le flow est plus puissant que le fun ? Le fun est un plaisir qui maintient mais il ne transforme pas l’individu. Le flow grandit, il change l’individu. Chaque fois qu’on fait l’expérience du flow, on se transforme. C’est une expérience qui nous amène à nous développer et à devenir un peu plus ce pourquoi on a été conçu. – Il y a une dimension de sens aussi… Bien sûr, on ressent un plaisir et puis on trouve un sens à ce qu’on fait. On est ainsi fait que c’est cette émotion qui s’exprime. Cette émotion est non seulement vraie, positive, mais elle est révélatrice. C’est l’émotion qui nous dit qu’on est dans la bonne direction. Regardez les enfants, ils le savent. On nous a amené à désapprendre cela, on a progressivement réduit l’espace de créativité. Pour le réapprendre, c’est difficile. De ce point de vue là, il faut changer les choses fondamentalement. Il faut développer la santé émotionnelle. Un individu en santé émotionnelle, c’est quelqu’un qui fait suffisamment l’expérience du flow. On pourrait même favoriser sur le plan fiscal les entreprises qui facilitent la santé émotionnelle. – Pensez-vous qu’une PME est plus propice à offrir des défis ? Toutes les entreprises qui favorisent le dialogue sont plus propices, parce que ça passera toujours à travers le dialogue, le vrai dialogue. Un patron qui a sa porte ouverte doit aussi ouvrir son cœur. – Combien de temps est-ce que ça va prendre avant que l’expression avoir du flow devienne aussi commune qu’avoir du fun ? (Rires) Ça peut aller vite. On parle déjà de plus en plus de bien-être, de bonheur. On m’a posé la question hier, pourquoi ce problème se pose maintenant ? J’ai donné la réponse du psychologue qui dit que lorsqu’on peut énoncer un problème, c’est qu’on a la solution. L’élément positif, ce sont les valeurs de la nouvelle génération qui se sait moins nombreuse que la précédente, qui sait qu’elle pourra avoir le choix de son emploi. Elle veut s’épanouir dans son emploi. La nouvelle génération est mure pour cela. L’autre élément très positif, c’est que chaque fois que je parle de ça, les gens se retrouvent là-dedans. Ça ne leur paraît pas être une utopie. N’oublions pas que le flow, on a tous vécu ça. – Que vouliez-vous faire étant petit ? Maçon, pour bâtir quelque chose, et chercheur, pour faire des découvertes. www.interqualia.com

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