Grandeur et misère des expatriés

Roger et Martine forment un couple d’expatriés. Généralement, les expatriés marchent par pair. Les solos se font plus rares, car l’expérience de l’expatriation se vit mieux à deux. Le profil de l’expatrié est généralement un cadre à haut potentiel, ou cadre dirigeant de l’organisation. Le genre de carrière qui exige tellement d’investissement personnel qu’il est difficile d’y arriver seul. Cela vous prend un conjoint, homme ou femme, pour vous insuffler un peu d’équilibre et vous épauler quand vous êtes à 8 000 km de la maison. Les statistiques démontrent d’ailleurs que 40 % des expatriations se soldent par un échec, malgré toutes les précautions et les préparations au départ. Le risque est très élevé et les coûts aussi.

Revenons à Roger et Martine. Ils voguent à travers le monde au gré des ouvertures de divisions et de conquêtes de nouveaux marchés de l’entreprise pour laquelle Roger travaille depuis 15 ans. (Dans cet exemple fictif, on pourrait tout aussi bien inverser les rôles puisqu’on retrouve aussi de nombreuses femmes expatriées accompagnées de conjoints qui sacrifient leur carrière au bénéfice de leur douce moitié.) Après de nombreuses années entre l’Amérique du Nord, l’Europe et l’Asie, ce couple commence à être affecté plus durement par « le syndrome de l’expatrié », dont les symptômes se manifestent par une forme de nostalgie ou de mal-être entre la volonté de rentrer dans son pays natal et celui de rester à l’autre bout du monde. L’univers irréel des expatriés est impitoyablement pernicieux. Les conditions sont tellement généreuses (et pourtant beaucoup moins qu’il y a 20 ans) qu’elles mettent les expatriés en cage. Dorée. Très dorée. Ils finissent par s’y habituer : chauffeur, domestiques, résidence de luxe, services, écoles haut de gamme pour les enfants.. Puis un jour, ils réalisent bien qu’ils vivent dans une carte postale et que ce décor à la Disney World n’a rien d’un conte de fées. Ce jour fatidique arrive un beau matin quand les enfants deviennent des adolescents et que leurs valeurs ne ressemblent plus à celles que les parents pensaient leur inculquer. J’entends encore Roger et Martine m’avouer qu’ils songeaient à rentrer au pays pour que leurs enfants apprennent la « vraie vie », c’est-à-dire : faire sa boîte à lunch, porter son cartable et ranger sa chambre. Mais parfois, cette prise de conscience arrive dans des circonstances plus dramatiques, la maladie d’un parent ou d’un proche ou… la perte de son emploi. Direction retour au siège social dans des conditions plus sobres, sans tambour ni trompette et avec un emploi plus ou moins garanti. C’est finalement ce qui est arrivé à Roger et Martine. Du Brésil à Toronto en classe économique. À noter, la proportion des expatriés dans des fonctions de direction au sein de multinationales dans les pays du BRIC (Brésil, Russie, Inde et Chine) et dans les pays orientaux a chuté de 56 % à 12 % entre la fin des années 1990 et les années 2000. Pour Martine, Roger et leurs enfants, le retour de la boîte à lunch ne s’est pas fait sans heurts et il leur a fallu plusieurs mois (et certainement encore quelques années) pour s’en remettre. Rebâtir un cercle d’amis, reprendre des activités plus routinières. La vie quotidienne manque d’exotisme quand on a vécu le dépaysement extrême.

Depuis plusieurs années, on assiste à un revirement dans la gestion des expatriés, mais surtout, plus profondément, à un changement de stratégie pour percer de nouveaux marchés géographiques. On parle d’ailleurs d’expatriation renversée  pour les cadres locaux que l’on envoie au siège social afin de s’imprégner de la culture du groupe. Les études démontrent d’ailleurs que les expatriés qui s’identifient autant à leurs valeurs natales qu’à celles de leur pays d’accueil ont une performance largement supérieure à ceux qui ne s’identifient qu’à l’une ou l’autre, voire à aucune des deux. Ces derniers sont plutôt des mercenaires… Développer des talents biculturels est donc la clé.

La mondialisation et la montée des technologies y sont pour quelque chose dans ces changements, mais encore plus, ce sont les échecs des expatriés face aux marchés chinois et asiatiques des dernières années. Culturellement, il leur était extrêmement difficile de reproduire la même approche qu’avec les pays occidentaux. Les plus grandes entreprises ont dû changer leur approche et recruter localement. Les expatriés n’arrivaient plus en rois ni en maîtres, mais ils devaient faire équipe et apprendre de leurs collègues locaux. Changement de donne et brèche ouverte pour les budgets d’expatriation. Plus besoin de dépenser des fortunes pour envoyer les meilleurs talents à l’autre bout du monde. Le talent existe aussi en 2013 à 10 000 km de chez vous. Belle leçon d’humilité et dur réveil pour les expatriés de carrière que l’on a commencé à rapatrier doucement au bercail. Le retour est particulièrement douloureux. Redevenir un simple citoyen n’est pas aisé quand on a passé toute sa vie avec les grands de ce monde. Souvent, ces retours s’accompagnent de dépressions majeures. Mais de cela, on ne parle pas beaucoup. Notre société n’est pas tendre avec ces nomades corporatifs qui ont tant sacrifié en monnayant consciemment ou inconsciemment leur vie au profit d’une illusion corporative. Les plus avisés ont su bien investir leur argent et s’assurer un avenir financier très confortable mais, depuis la crise de 2008, certains ont tout perdu ou presque.

Alors quoi ? Que faire ? Il semble de plus en plus évident que le talent ne s’achète plus. Une seule issue, le développer dans une approche de co-gestion ou de co-leadership. Équilibrer le ratio expatriés et talents locaux pour mieux comprendre les nouveaux marchés et développer de nouveaux bassins de talents. Une approche qui s’apparente à du développement durable, un nouveau modèle à suivre pour les directions des ressources humaines des années 2020 ?

A lire : Winning the talent war in local markets by staying global. McKinsey 2012

Nathalie Francisci, CRHA, IAS. A
Associée

ODGERS BERNDTSON
Leader mondial en recrutement de cadres

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